À Cogne, en vallée d’Aoste
Alice Brouard
10/04/2009 | Le Figaro
Dans la Vallée d'Aoste, le val de Cogne s'ouvre sur le Grand Paradis : le seul « 4 000 » entièrement italien dressé dans le premier Parc national de la Péninsule. Eden sauvage et attachant où vogue encore l'âme française.
Il est là, posté en sentinelle, sur un roc au fond du vallon de Lauzon. Noble bouquetin au pied des neiges éternelles. Entre les vallées d'Aoste et de l'Orco, dans le Piémont, il est devenu un symbole, au terme d'une sombre histoire. En 1856, alors que les bouquetins étaient réduits à une centaine de spécimens, le roi Victor-Emmanuel II décida d'en confier la surveillance à des gardes spéciaux et d'en réserver la chasse aux membres de la famille royale. Pour son bon plaisir, il fit empierrer 300 kilomètres de chemins muletiers (devenus sentiers de montagne), construire cinq maisons de chasse, et engagea des dizaines de rabatteurs. Aujourd'hui, l'amateur peut admirer ses trophées au château de Sarre, dans la galerie et le salon ornés des cornes de 864 bouquetins et 969 chamois. Sans cette « chasse réservée », les bouquetins ne seraient pas, au printemps 2009, estimés à 2 800 ni les chamois à 9 700. Dans cette réserve royale, l'Etat créa le 3 décembre 1922 le Parc national du Grand Paradis, le premier du genre en Italie. Autour du sommet du Grand Paradis, le seul « 4 000 » (4 061 mètres exactement) entièrement italien, il s'étend aujourd'hui sur 72 000 hectares entre la Vallée d'Aoste (ses trois vallées latérales : val de Cogne, Valsavarenche, val de Rhêmes) et le Piémont.
Le Grand Paradis ? Une suite de sommets (la pyramide de la Grivola, l'aiguille de l'Herbetet, la pointe du Montandayné...) dépassant les 3 700 mètres, des mammifères à portée de vue ou de main, des bouquets de gentianes, renoncules, lys, valérianes... Une nature inaltérée (si ce n'est, çà et là, par une ligne à haute tension), où l'on peut se réjouir d'une promenade dans le pré Saint-Ours, et admirer les 160 cascades et les multiples torrents.
Six loups ont fait du Grand Paradis leur repaire
Certains jours, autour des maisons traditionnelles en bois et pierre sèche avec toits de lauze, on peut y entendre le chant des femmes de Gimillan, semblable aux « voix bulgares ». Puis on s'aventure dans le parfum des mélèzes et des aroles, sur les crêtes où cheminent les chamois, les sentiers où s'alanguissent les bouquetins, dans les éboulis où sifflent les marmottes... «Un couple de gypaètes est revenu, s'enthousiasme Nicola Gerard, le guide naturaliste. Six loups ont fait du Grand Paradis leur repaire. Et participé à la sélection naturelle des chamois, palliant ainsi les hivers peu neigeux.»
Cette nature emplie d'ombres et de lumiè res, l'artiste-peintre Barbara Tutino ne l'a jamais vraiment quittée. «C'est en marchant entre 2200 et 3000mètres d'altitude, au-dessus des arbres, autour des lacs, que je trouve la paix du corps et de l'esprit.» Pour évoquer cette montagne sereine, elle peint sur des planches en bois les images que sa grand-mère a prises avec un stéréoscope, au début du XXe siècle. Des hommes, des femmes alpinistes pas vraiment téméraires, profondément attachés à leur environnement. Une nature et une véritable joie de vivre retiennent les enfants du pays et attirent ceux d'autres contrées. Ici, «fasèn'na boucoun, on casse la croûte, fait-on remarquer en patois. Pour être ensemble, en amitié». Autour d'une seupetta (bouillon, riz,fontina et pain rôtis au four), d'une mocetta (viande séchée de bœuf, chamois, cerf ou sanglier), d'unefontina (fromage AOP d'alpage), d'une crème de Cogne aux noisettes ou aux amandes amères, d'un torrette ou d'un fumin (vins rouges), d'une petite arvine (vin blanc), d'un génépi ou d'un café à la valdôtaine, flambé dans un calice (grolla) ou une coupe de l'amitié et bu à la ronde.
Les traditions restent festives, les arts, populaires, et l'histoire, forte. Partagés par les 1 457 Cogneins (habitants de Cogne) d'origine italienne ou française, parlant majoritairement l'italien, le français ou le arpitan : un patois bien vivant, même si la parité de l'italien et du français est établie depuis 1948, année où la Vallée d'Aoste devenait région autonome de la République italienne. Tous se souviennent de la mine de fer. Exploitée de 1182 à 1979, elle est considérée comme la «mamelle nourricière du peuple de Cogne» et a laissé des traces persistantes : des éléments des téléphériques transportant le matériel ou du funiculaire amenant les hommes, et les bâtiments du village d'en-haut aux fenêtres brisées, aux mobiliers dévastés... aux faux airs de Potala abandonné.
Parmi ces pans de vie passée, dans les pâturages de Taveronaz, broutent des valdôtaines, des vaches pie rouge, bonnes laitières, ou pie noire et châtaigne, vaillantes combattantes lors des batailles de reines. Autrefois, les Cogneins s'y rendaient en costumes traditionnels : veste de tricot écrue bordée de rouge et de vert sur pantalon noir pour les hommes, jupe de drap et tablier noirs, chemisier blanc frangé de dentelle et tour de cou en perles de verre pour les femmes. La dentelle fut importée, au milieu du XVIIe siècle, par des bénédictines de l'abbaye de Cluny. Fabriquée aux fuseaux, représentant un soleil, une fleur, un cœur, elle est «passée en mémoire, sans aucune carte, de mère en fille» à l'école primaire et à la coopérative des 34 dentellières. «Cette petite note de lin frivole», le groupe folklorique et choral Lou Tintamaro la porte... jusqu'au pays du Soleil levant. Partout où résonnent ses chants traditionnels (empruntés à la France), ses accordéons et ses tambourins allègres. Mais qui nomma ce « 4 000 » Grand Paradis ? Un prêtre alpiniste émerveillé par tant de beauté, un patoisant qualifiant le sommet de grande parei (grande paroi), un naturaliste impressionné par cette arche de Noé ? Nul ne le sait. Peu importe, le Grand Paradis est bel et bien là, aux marches du Cervin, du mont Rose et du Mont-Blanc.